L’enseignement de la lecture et de l’écriture en contexte multimodal : état des lieux et interrogations disciplinaires
Numéro dirigé par Vincent Capt, Amélie Lemieux, Kathy Similowski et Rachid Souidi
Depuis bientôt trente ans, conjointement à la numérisation et à l’accessibilité des outils de la communication, la prévalence et la multiplication croissantes des supports dits aujourd’hui –parmi d’autres désignations – « composites » (Bautier et al, 2012), combinant notamment écriture, son, image fixe ou mobile, ont favorisé l’émergence du concept de multimodalité (New London Group, 1996 ; Kress & Van Leuwen, 1996, 2001 ; Kress, 2010 ; Rowsell, 2012 ; Lebrun, Lacelle & Boutin, 2012 ; Lacelle, Boutin & Lebrun, 2017), tant dans une perspective d’unicité (Capt, Depeursinge & Florey, 2016) que de déconstruction (Bowker & Star, 1999 ; Lemieux, 2020).
La combinaison de systèmes sémiotiques différents, lesquels sont contraints à une symbiotique complexe, joue un rôle prépondérant dans le développement de la littératie (Kress & Van Leeuwen, 2001). De même, l’avènement des études sur la grammaire de l’image (ou le “pictorial turn” tel que décrit dans les travaux de Mitchell, 1992) a permis de reconnaitre la grande importance de la composante visuelle dans ce type de communication et une meilleure compréhension de l’émergence de la dimension sonore pour la réception et la composition multimodales (Wargo, 2018 ; Brownell, 2022), par exemple. Plus généralement, la prise en compte des fonctionnements de ces supports implique de fonder leur analyse selon un principe d’« équité sémiotique », à savoir qu’aucune modalité langagière n’y prime, à priori en tous les cas, sur une autre. Par ailleurs, il faut souligner d’entrée la diversité recouverte par la notion de “multimodalité”, tant au plan/du point de vue des savoirs, des genres (textuels) qu’au plan des formats et des supports matériels, d’autant plus que de nouvelles pratiques littéraciques sociales continuent de surgir et que des logiciels pour le moins puissants, voire omniprésents, font déjà forte figure en sciences de l’éducation.
Qui avait entendu parler de ChatGPT il y a encore deux ans ?
Ce contexte particulièrement mouvant, accentué par la crise sanitaire mondiale de 2020-2022 (UNESCO, 2020), oblige à une certaine vigilance quant au rapport qu’il peut entretenir avec la didactique du français, tant les sillons pour approfondir et affiner la réflexion dans ce domaine sont encore à creuser. Scolariser des pratiques et des contenus eux-mêmes complexes et d’une grande hétérogénéité et résistance prend nécessairement du temps. Cela fait partie de l’historicité et de l’expertise des discours scientifiques sur le sujet : toute la chaine de la transposition didactique est concernée. Cette intégration doit se faire avec les supports, les expertises et les formations nécessaires et adéquates à la pluridimensionnalité de la communication multimodale.
Considérant que jusqu’ici aucun volume de la collection AIRDF ne s’est encore penché
explicitement sur la question de la multimodalité, ce 17ème numéro propose de faire le point sur
l’existant et les constantes disciplinaires à propos de la lecture et de l’écriture en contexte
multimodal, surtout que cette infiltration du multimodal « n’engage plus exactement les mêmes
gestes qu’auparavant » (Gervais, 2020). La question n’est pas nouvelle, elle a fait l’objet de
nombreuses recherches et publications ; nous rappelons à ce propos la parution assez récente
du numéro 68 de La Lettre, dont le dossier était centré sur les supports composites. Mentionnons
également le traitement de ce sujet dans plusieurs numéros de revues en lien avec la didactique
du français, comme Repères, 45 (2012, « OEuvres, textes, documents : lire pour apprendre et
comprendre à l’école et au collège ») ; Le Français aujourd’hui, 178 (2012/3, « L’enseignement
des lettres et le numérique »), 196 (2017/1, « Écriture numérique : des usages sociaux aux
formations »), 200 (2018/1, « Écriture numérique : la conversion du littéraire ? ») ; Pratiques,
185-186 (2020, « Lire des documents composites en classe ») ; Recherches, 69 (2021, « Usages
du numérique ») ou Lidil, 63 (2021, « Littératie numérique et didactique des langues et des
cultures »). Le présent volume de la collection se propose de réunir des études où le travail
« sur » ou « avec » des supports et des savoirs multimodaux s’effectue à partir de la discipline
« Français ». En ce sens, il est intéressant de noter que la revue LLM, ancrée notamment dans
notre champ disciplinaire, se consacre spécifiquement à cette question depuis 2015. Des volumes
collectifs ont paru (notamment en didactique de la littérature, comme Bouchardon, 2017 ou
encore Brunel, 2021). Des projets d’envergure subventionnés ont aussi cours, au Québec avec
Instapoésie (Lemieux et al., 2022), en Suisse avec le projet du Grafe’LLN (Ronveaux & Capt) ou à
l’international via LM-Ados (Fastrez & al). De nouvelles pratiques langagières font désormais
l’objet d’une réflexion disciplinaire, par exemple les documentaires numériques (Renaud, 2020)
ou la fanfiction (Brunel, 2018). Enfin, de nombreuses recherches dans des champs disciplinaires
contributifs nourrissent la réflexion de la didactique du français, comme les approches de type
socio-didactique (par ex., Bonnéry, 2015 ; Bautier, 2015), des sciences de l’information (Flückiger,
2016) ou de la psychologie cognitive (Rouet 2012, 2016).
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